LOI DE FINANCEMENT DE LA SECURITE SOCIALE POUR 1999
Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi de financement de la sécurité sociale pour 1999 adoptée par l'Assemblée nationale le 3 décembre 1998.
Les députés soussignés demandent au Conseil constitutionnel de décider que la loi précédemment citée n'est pas conforme à la Constitution pour les motifs énoncés ci-dessous.
Sur la suppression de la déductibilité des dépenses de recherche de l'assiette de la contribution de l'industrie pharmaceutique (art. 10)
L'article 10 a pour objet de modifier l'assiette de la contribution instituée par le paragraphe III de l'article 12 de l'ordonnance no 96-51 du 24 janvier 1996 dont étaient redevables les entreprises pharmaceutiques à raison de leur chiffre d'affaires hors taxe réalisé en France pour la période allant du 1er janvier 1995 au 31 décembre 1995. En raison d'un risque, pour l'instant hypothétique, d'annulation contentieuse pesant sur ce prélèvement, l'article 10 vise à inclure dans l'assiette de cette contribution les frais de recherche et à modifier son taux, de telle manière que, in fine, le montant total du prélèvement demeure inchangé.
Cet article méconnaît les exigences constitutionnelles des validations législatives et de la rétroactivité des lois fiscales. Il est aussi contraire au principe de sécurité juridique et résulte d'une incompétence négative du législateur.
En effet, l'article 10 est une validation d'un acte qui risque d'être annulé. Mais cette annulation est encore hypothétique. En effet, le Conseil d'Etat n'a pas retenu les moyens présentés par les requérants à l'encontre des dispositions de l'ordonnance dans l'arrêt du 28 mars 1997 (société Baxter et autres) mais il a considéré que la question de la déductibilité des dépenses de recherche aux dispositions du traité de Rome justifiait un renvoi à la Cour de justice des Communautés européennes. La Cour de justice n'a pas encore statué.
La validation opérée par l'article 10 est donc une validation préventive. Or, le Conseil constitutionnel n'admet des mesures de validation que si un but d'intérêt général est poursuivi. Dans sa décision du 28 décembre 1995 (no 95-369 DC, loi de finances pour 1996), il a affirmé que « la seule considération d'un intérêt financier... ne constituait pas un motif d'intérêt général autorisant le législateur à faire obstacle aux effets d'une décision de justice déjà intervenue et le cas échéant à intervenir ». Certes, le Conseil constitutionnel a aussi considéré que l'équilibre financier de la sécurité sociale constituait une exigence constitutionnelle (décision no 97-393 DC du 18 décembre 1997). Mais cette exigence constitutionnelle de l'équilibre financier doit être conciliée avec d'autres principes constitutionnels.
Or, l'article 10 méconnaît les conditions définies par la jurisprudence du Conseil constitutionnel afin de limiter la portée des dispositions fiscales rétroactives. En effet, si aucun principe ou aucune règle de valeur constitutionnelle ne s'oppose à ce qu'une disposition fiscale ait un caractère rétroactif, « l'application rétroactive de la loi fiscale ne saurait préjudicier aux contribuables dont les droits ont été reconnus par une décision de justice passée en force de chose jugée ou qui bénéficient d'une prescription légalement acquise à la date d'entrée en vigueur de la loi ».
La contribution a déjà été payée dans son intégralité par les entreprises assujetties. Le mécanisme adopté va bien au-delà des textes habituels en matière de rétroactivité fiscale. Il ne s'agit pas de modifier pour l'avenir les bases d'une imposition déjà existante ou d'interpréter rétroactivement sa portée, mais de modifier l'assiette d'un impôt déjà versé par des sociétés et de bouleverser une contribution déjà soldée pour un exercice terminé.
La nature rétroactive de la contribution s'oppose en outre au principe d'individualisation des contributions tel qu'il résulte de l'article 13 de la Déclaration de 1789. En effet, des mouvements économiques et financiers ont pu affecter le secteur pharmaceutique. Dans ces conditions, une incertitude règne sur les moyens de recouvrer cette contribution sous des formes nouvelles lorsque l'entreprise qui l'a payée en 1996 a juridiquement disparu depuis, notamment par fusion ou absorption.
Pour les mêmes raisons, la nature rétroactive de la contribution s'oppose au principe d'égalité. En effet, la circonstance que certaines entreprises ont pu disparaître aboutira à ce que, en définitive, seules certaines entreprises soient rétroactivement assujetties à cette contribution. Il en résulte une rupture d'égalité dès lors que toutes les entreprises initialement placées dans la même situation au regard de la contribution en cause ne seront plus traitées de la même façon.
Cette disposition méconnaît le droit à la sûreté et à la garantie des droits, appelée principe de sécurité juridique, tels qu'ils sont définis par les articles 2 et 16 de la Déclaration de 1789, qui s'applique à l'évidence en matière de contributions. Posant le principe du consentement libre à l'impôt, l'article 14 de la Déclaration de 1789 signifie que ce consentement soit éclairé et que les contributions doivent être claires, prévisibles et rationnellement déterminées. De plus, le principe d'annualité énoncé par les lois de financement de la sécurité sociale par l'article LO 111-3 du code de la sécurité sociale, en écho à l'article 4 de l'ordonnance no 59-2 du 2 novembre 1959, organise une procédure répondant à l'impératif du consentement libre à l'impôt. Ce principe se conçoit comme un moyen de garantir les droits du contribuable. Le principe de sécurité juridique interdit donc que le législateur modifie rétroactivement l'assiette d'une contribution déjà liquidée par les redevables, l'exercice en cause étant clos. Le dispositif mis en oeuvre par l'article 10 est manifestement contraire à ce principe de sécurité juridique tel qu'il est protégé par la Déclaration de 1789.
De surcroît, la détermination des modalités de paiement est renvoyée à un décret. Il s'ensuit que le législateur confie au pouvoir réglementaire le soin de définir les règles applicables à une imposition de toute nature. Il en résulte une violation de l'article 14 de la Déclaration de 1789 et de l'article 34 de la Constitution et donc une incompétence négative du législateur.
Sur l'extension du champ
de la négociation collective (art. 22)
L'article 22 donne aux partenaires conventionnels la possibilité d'instituer, par voie conventionnelle, à titre non expérimental et pour la durée de la convention, les conditions tendant à éviter à l'assuré social de payer directement les honoraires aux médecins, les conditions de promotion des actions d'évaluation des pratiques professionnelles, de nouveaux modes d'exercice de la médecine libérale et les modes de rémunération à l'acte, autres que le paiement à l'acte.
Or les principes de libre choix du médecin par le malade, du paiement direct des honoraires, de l'indépendance professionnelle des médecins sont des principes fondamentaux de l'exercice de la médecine libérale. D'après l'avis de la section sociale du Conseil d'Etat du 2 avril 1985 et l'arrêt du Conseil d'Etat du 3 juillet 1998 (syndicat des médecins de l'Ain et autres), si le champ d'application de la négociation conventionnelle est large, sa délimitation obéit à des règles strictes, c'est-à-dire au respect des règles de compétences constitutionnelles et au respect des dispositions législatives et réglementaires. En vertu de l'article 34 de la Constitution, il revient à la loi de déterminer les principes fondamentaux de la sécurité sociale et de fixer ou de charger des décrets, et notamment des décrets en Conseil d'Etat, certaines obligations incombant aux organismes de sécurité sociale ou aux médecins.
Seule une habilitation législative expresse peut permettre à une convention de déroger aux principes fondamentaux formulés par l'article L. 162-2 du code de la sécurité sociale. Le législateur ne peut pas renvoyer à une convention la possibilité de déroger à ces principes sans fixer lui-même les conditions de cette dérogation.
Pour ces raisons, le législateur a méconnu les exigences relatives au plein exercice de sa propre compétence. Il a commis une incompétence négative.
Sur la modification des critères de l'allocation de remplacement
en cas de cessation d'activité des médecins (art. 24)
L'article 24 modifie le mécanisme d'aide à la cessation anticipée des médecins libéraux. Il prévoit que l'allocation de remplacement en cas de cessation d'activité des médecins pourra n'être attribuée à compter du 1er juillet 1999 que pour certaines zones géographiques d'exercice, qualifications de généralistes ou de spécialistes, ou spécialités compte tenu des besoins appréciés par zone, qualification ou spécialité. Elle peut aussi être modulée selon les mêmes critères. Cette disposition porte atteinte au principe d'égalité. En effet, tous les médecins sont appelés à cotiser sur les mêmes bases alors que certains seront complètement exclus du droit aux prestations.
Si la mesure poursuit un but d'intérêt général qu'est la régulation démographique des médecins, la loi ne définit pas suffisamment les modalités et les critères de la modulation. Il en résulte donc une incompétence négative du législateur.
Sur le mécanisme de régulation comptable
des dépenses de santé des médecins (art. 26)
L'article 26 instaure un mécanisme de régulation comptable des dépenses des médecins libéraux. Il repose sur des lettres clés flottantes, en cours d'année, et des reversements collectifs en fin d'année. Deux fois par an, si l'évolution des dépenses de santé n'est pas compatible avec le respect de l'objectif fixé en application de l'article L. 162-5-2 du code de la sécurité sociale, les parties conventionnelles déterminent les mesures à prendre et notamment peuvent proposer à l'Etat des mesures d'adaptation de la nomenclature. De plus, si, en fin d'année, l'objectif national des dépenses de santé n'est toujours pas respecté, une contribution conventionnelle est mise en oeuvre.
Ce dispositif pose le principe d'une responsabilité collective des médecins qui est contraire au principe de responsabilité individuelle régissant le droit français. En effet, le droit français exclut la notion de responsabilité collective. Ce principe est expressément reconnu par l'article 121-1 du code pénal selon lequel « nul n'est responsable pénalement que de son propre fait ». Le droit civil ne s'éloigne pas de ce principe puisqu'il n'admet la possibilité d'une responsabilité collective que, lorsqu'à l'occasion d'une action commune qui a eu des conséquences dommageables, tous les protagonistes ont commis des fautes dont les éléments sont indissociables. Encore faut-il, pour qu'une responsabilité collective soit retenue, qu'il soit impossible de déterminer l'auteur du dommage. Et dans ce cas, il est admis que l'on puisse s'exonérer de sa responsabilité si l'on est à même d'établir que l'on a commis aucune faute. L'article 1384 du code civil dispose que « l'on est responsable non seulement du dommage que l'on cause de son propre fait mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre ». Une règle identique existe en matière de responsabilité administrative qui, si elle n'est pas subordonnée à l'existence d'une faute, n'en est pas moins intimement liée à l'action commise par une personne publique déterminée. De cette analyse, il résulte qu'une agrégation de comportements individuels indépendants les uns des autres ne saurait être à l'origine de la mise en oeuvre d'une responsabilité collective de l'ensemble des intéressés. Ces principes régissant les différents régimes de responsabilité se rattachent tous à un principe constitutionnel qu'est le principe d'égalité, qu'il s'agisse de responsabilité pour faute ou de responsabilité sans faute. En faisant peser sur des médecins une responsabilité pour des agissements dont ils ne sont pas les auteurs, le législateur établit entre ces médecins et les autres une discrimination injustifiée qui est contraire au principe d'égalité devant la loi et devant les charges publiques (décision no 82-144 DC du 22 octobre 1982).
A titre subsidiaire, l'article 26 doit être déclaré contraire à la Constitution en portant atteinte au principe d'égalité. En effet, le principe d'égalité implique que des situations différentes soient traitées de manière différente (décision no 96-385 DC du 30 décembre 1996, loi de finances pour 1997). En conséquence, le législateur ne pouvait, sans méconnaître le principe d'égalité, soumettre tous les médecins conventionnés à la contribution de l'article 21, alors qu'ils relèvent de situations différentes.
De plus, la loi renvoie à la ou les conventions prévues à l'article L. 162-5 qui déterminent les conditions dans lesquelles le taux de cette contribution est modulé en fonction du niveau des revenus et renvoie à un décret en Conseil d'Etat pour la détermination d'un abattement forfaitaire du montant de la contribution due par chaque médecin. En renvoyant à la convention ou à un décret en Conseil d'Etat, le législateur n'a pas exercé sa compétence et a fait preuve d'incompétence négative.
Le mécanisme de reversement, en amenant les médecins, en cas de dépassement des objectifs de dépenses d'assurance maladie, à verser la totalité du dépassement, a un caractère confiscatoire qui est contraire au droit de propriété garanti par l'article 17 de la Déclaration de 1789. Le mécanisme de variation des lettres-clés constitue une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre et au libre exercice de la profession qui est protégé par l'article 4 de la Déclaration de 1789.
Le nouvel article L. 162-5-4 du code de la sécurité sociale prévoit que les litiges relatifs à la décision de déconventionnement du médecin par la caisse primaire d'assurance maladie sont de la compétence du juge administratif. Cette disposition est contraire à l'article 66 de la Constitution qui prévoit que « l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle ».
Pour toutes ces raisons, l'article 26 doit être considéré comme non conforme à la Constitution.
Sur la contribution des médecins pour 1999 (art. 27)
L'article 27 institue le principe d'une contribution des médecins en cas de dépassement des objectifs des dépenses de santé. Cet article abroge à titre rétroactif les dispositions des articles L. 162-5-2 du code de la sécurité sociale, relatives aux relations conventionnelles entre les médecins. Le législateur, en adoptant cet article , a méconnu sa compétence en ne déterminant ni le seuil de déclenchement des sanctions, ni le montant exigible des médecins, ni, enfin, les modalités de calcul des reversements, ni même si ceux-ci seront proportionnels aux revenus, ni même la manière dont seront pris en compte les honoraires ou prescriptions. Pour ces raisons, l'article 27 doit être considéré comme contraire à la Constitution.
Sur la facturation détaillée des fournitures utilisées
par les professionnels de santé (art. 28)
Le II de l'article 28 n'est pas conforme à l'article LO 111-3 du code de la sécurité sociale car elle n'affecte pas directement l'équilibre financier des régimes de base et n'améliore pas le contrôle du Parlement sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale. Elle oblige le chirurgien-dentiste à fournir au patient un devis préalablement à l'exécution des actes de soin, quand celui-ci fait appel à un fournisseur ou un prestataire de services. Pour ces raisons, cette disposition doit être déclarée non conforme à la Constitution.
Sur le mécanisme de régulation
des dépenses du médicament (art. 30 et 31)
Les articles 30 et 31 modifiant la régulation des dépenses pharmaceutiques doivent être considérés comme contraires à la Constitution. L'article 30 définit le contenu des conventions conclues entre le comité économique du médicament et les laboratoires et le dispositif de régulation conventionnelle des dépenses de médicament. L'article 31 institue une clause de sauvegarde applicable à la progression du chiffre d'affaires de l'industrie pharmaceutique.
La conjugaison des deux articles présente le caractère d'une sanction : en effet, si l'évolution des dépenses de santé n'est pas compatible avec l'objectif national des dépenses de santé, le comité économique demande à l'entreprise concernée de conclure un avenant et, en cas de refus de celle-ci, il peut résilier la convention. Dans ce cas, l'entreprise est automatiquement soumise à la clause de sauvegarde, comme le montrent les débats parlementaires (séance à l'Assemblée nationale du 26 novembre 1998). Ce mécanisme de sanction automatique est prohibé par le principe de l'automaticité des peines prohibée par l'article 8 de la Déclaration de 1789 (solution étendue aux sanctions administratives, décision no 97-389 DC du 22 avril 1997).
La progressivité de la contribution globale méconnaît le principe de proportionnalité des sanctions. En effet, le nouvel article L. 138-10, deuxième alinéa, prévoit à cet égard que le taux de la contribution globale varie de 0,15 % à 3,3 % du chiffre d'affaires cumulé des entreprises redevables à raison de l'écart constaté entre le taux d'augmentation du chiffre d'affaires et le taux de progression de l'objectif national des dépenses de santé. De plus, l'article L. 138-10, dixième alinéa, exclut tout lissage des taux de contribution et crée des effets de seuil disproportionnés. La progressivité de la contribution est de ce fait entachée d'une erreur manifeste d'appréciation.
Sur l'article 38
Le paragraphe IV de l'article 38 complète l'article L. 351-12 du code de la sécurité sociale afin de prévoir que la majoration pour enfants des pensions de vieillesse est incluse dans le calcul du plafond de cumul des avantages personnels de vieillesse et d'une pension de réversion. « La majoration pour enfants applicable aux pensions du régime général constitue un avantage distinct de la pension elle-même, qui n'a pas davantage à être compris dans la base de calcul de la limite de cumul autorisé entre un avantage personnel de vieillesse et la pension de reversion du régime général et qui doit, le cas échéant, s'ajouter au montant réduit de cette pension après application des règles de cumul » (Cour de cassation, 6 février 1992, affaire Maillard c/CNAVTS et CRAMBCF). L'inclusion dans le plafond de cumul de la majoration pour enfants est contraire au principe d'égalité devant les charges publiques.
(Liste des signataires : voir décision no 98-404 DC.)